La Havane, «mañana», le «foodisme»!

La Havane, «mañana», le «foodisme»!

LA HAVANE, 19 Août Connaissez-vous les trois spécialités de la cuisine cubaine ? Non ? Eh bien, voilà : il y a le porc au riz, le riz au porc et le porc tout court quand il n’y a plus de riz. Bon appétit !

S’il est une mauvaise blague qui a le don d’exaspérer Luis García Hernández, chef de cuisine pour le Groupe Gaviota, l’une des principales sociétés hôtelières d’État, c’est bien celle-là. « Mais des spécialités, il y en a beaucoup ! » dit-il. L’ennui, c’est que l’offre culinaire reflète encore bien peu la richesse de la gastronomie locale, produit du métissage des cuisines autochtone, africaine, espagnole et française.

Mais voilà qui devrait changer grâce à un programme de formation du personnel de cuisine cubain, parrainé par l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec (ITHQ), à Montréal, de pair avec FORMATUR, l’entité du ministère du Tourisme de Cuba responsable des écoles de tourisme et d’hôtellerie.

En 2017, le chef Hernández faisait d’ailleurs partie d’une cohorte de 18 participants à ce programme. En mars dernier, une délégation de l’ITHQ se rendait dans l’Isla Grande pour poursuivre la formation de ces professionnels. Ce partenariat survient notamment au moment où le plan de développement touristique de la destination prévoit la construction de nombreux hôtels de grand luxe d’ici à 2030.

Photo: Carolyne ParentAil et oignon, les deux allieés de la cuisine cubaine

Le but de cette collaboration ? « Renforcer la présence de la cuisine cubaine dans les restaurants des hôtels et faire en sorte qu’elle devienne un attrait touristique au même titre que le soleil et la plage », explique Ramón Simón, sous-directeur pédagogique à l’école Ramal, rencontré à La Havane avec les heureux élus du programme.

« Présentement, dans les hôtels, il y a des dîners thématiques tous les soirs et l’un d’eux est consacré à la cuisine cubaine, mais ça devrait être l’inverse, non ? » renchérit José Noel Salazar Perdomo, chef à la Marina Hemingway.

Pour ce dernier, la formation permettra aux chefs d’acquérir des techniques de coupe et de cuisson, et d’apprendre à travailler le poisson, ce qui contribuera à « rénover notre cuisine ».

Des mijotés d’imagination

Cochinito rôti du jour de l’An, savouré à la mémoire de Fidel et du « triomphe de la Révolution » ; ropa vieja (effiloché de boeuf) aux légumes ; langouste et crevettes ; le tout accompagné de moros y cristianos (riz blanc et haricots noirs), de malanga (taro), de patate douce ou autres légumes racines à la façon des Taïnos, ou alors, de plantain, initialement apporté des îles Canaries…

Si la table cubaine compte effectivement plusieurs spécialités et traditions culinaires, celles-ci ont été mises à mal par les aléas de l’Histoire. Certaines d’entre elles ont été perdues ; d’autres retrouvées.

« Pendant le período especial [les années 1990, celles de la crise économique post-effondrement de l’URSS], on manquait de tout, dit le chef Hernández, mais pas d’idées. C’est à cette époque qu’on s’est mis à cuisiner au charbon de bois comme autrefois. »

Soit dit en passant, lorsque je remarque que les panneaux affichant des slogans révolutionnaires sont moins nombreux qu’avant, la guide Kenia Barriel Castello explique que plusieurs d’entre eux ont été utilisés pendant la fameuse « période spéciale » « pour faire toutes sortes de choses comme… des moules à pizza ».

Les difficultés d’approvisionnement compliquent aussi la vie du personnel de cuisine. Fin mai dernier, José A. Negrin Álvarez, directeur des ventes de l’hôtel Meliá Habana, me confiait que « présentement, à Cuba, on ne peut même pas trouver une orange ! »

« Notre approvisionnement se fait essentiellement par importations du Mexique, du Canada et de l’Argentine », dit-il.

On importe entre autres des produits laitiers, du boeuf, de la farine de qualité et du riz quand la production nationale ne suffit pas à la demande.

Pour Germán Montes Velasco, le chef de cuisine du restaurant San Cristóbal, la table de prestige du Gran Hotel Manzana Kempinski, premier 5 étoiles ayant ouvert ses portes à La Havane depuis la Révolution, l’approvisionnement est même parfois « un cauchemar ». « Il nous faut un plan A, un plan B et un plan C ! » dit-il.

Le chef exécutif du Kempinski, Iván Álvarez, acquiesce tout en relativisant la situation. Il raconte comment un cocktail pour 170 personnes aurait pu tourner à la catastrophe sans l’aide d’un maraîcher local. « Nous avions besoin de laitue pour des bouchées santé, et avec la pluie des dernières semaines, elle était difficile à trouver, raconte-t-il.

En plus, notre fournisseur ne nous proposait pas les siennes, les croyant trop petites pour nos standards. Au final, elles étaient parfaites, et on s’est même entendus sur la production future de fines herbes, de fleurs comestibles, de mizuna et autres verdures. Donc, le “cauchemar” s’est avéré une bonne chose. »

Du côté des privés

Photo: Carolyne ParentLe nouveau restaurant privé Cinco Sentidos, que recommande le chef exécutif du Gran Hotel Manzana Kempinski, Ivan Alvarez

Aux cafétérias pour Cubains, aux restaurants d’État tels le Café del Oriente, aux attrape-touristes « hemingway’s » comme La Bodeguita del Medio et aux paladares, ces restaurants de moins en moins authentiques parce que de moins en moins réellement chez l’habitant s’ajoute depuis peu une autre option de restauration : les tables de jeunes entrepreneurs, qui se démarquent par leur déco dans l’air du temps et leur carte à l’avenant.

 

Ces negocios particulares sont une conséquence directe de la réforme de 2010-2011, ce « perfectionnement du modèle économique cubain », selon l’euphémisme d’usage, qui a libéralisé quelque peu le commerce.

« Travailler comme chef dans un restaurant qui fonctionne bien peut rapporter l’équivalent de 1000 CUC [1295 $] par mois alors qu’un employé de l’État, un enseignant par exemple, en gagne officiellement 40 [52 $] », dit la guide Castello.

Ce sont dans des restaurants privés comme El Cocinero, qui loge dans l’ancienne fabrique d’huile alimentaire éponyme, chez Al Carbon, Iván Chefs Justo, El del Frente, Cinco Sentidos, de même que du côté des palaces hôteliers que s’opère pour l’instant le renouveau culinaire cubain. On y déguste tartares et tatakis de thon, ceviches variés, burger de crabe, épaule d’agneau, risotto aux palourdes, lapin confit et, au Kempinski, de la langouste au beurre de goyave sur une purée de malanga rôti.

La Havane est-elle pour autant devenue une destination pour foodies ? Force est de constater que la révolution culinaire n’en est qu’à ses balbutiements, mais Iván Álvarez est optimiste pour la suite des choses. « Le gouvernement s’organise, il a mis en place de nouveaux programmes d’hygiène et de nouvelles modalités d’importation offrant une plus grande variété d’ingrédients de meilleure qualité, et il a aussi créé des ponts avec une école canadienne [l’ITHQ] pour mieux former les nouvelles générations de chefs. Alors, oui, c’est en marche ! » croit-il.
(www.ledevoir.com)