Des Cubains en colère, privés de services canadiens d’immigration à La Havane
LA HAVANE, 31 mai Le 8 mai, le service immigration de l’ambassade canadienne de La Havane a fermé ses portes, laissant en plan des familles, des artistes, des sportifs, car la décision, passée quasiment sous silence, en a pris plusieurs par surprise.
La décision d’Ottawa de réduire ses effectifs avait été annoncée le 30 janvier dernier par Affaires mondiales. Le gouvernement expliquait alors qu’il continuait d’enquêter sur l’affaire des attaques sonores survenues au printemps 2017 qu’auraient subies des membres du personnel diplomatique canadien et leurs familles.
Par conséquent, l’effectif allait être réduit de moitié. Mais personne ne savait quels services seraient concernés, ni quand cela se produirait.
Depuis, des rêves, des projets professionnels et des réunions familiales se transforment en cauchemars bureaucratiques.
Se cogner le nez sur la porte
Le 8 mai, une grand-mère devait se rendre au Canada. Euphorique, elle allait pouvoir rejoindre son fils et sa femme au Québec pour les vacances d’été. Mais dans le bus qui la conduisait à La Havane afin d’obtenir son visa et le faire apposer sur son passeport, elle a appris la nouvelle.
La gorge nouée, Marie-Noëlle Nadeau raconte comment sa famille est passée de l’euphorie aux pleurs. Sa belle-mère devait arriver la veille et au lieu de profiter ensemble de la vie, la Canadienne manifeste, pancarte en main, à Montréal.
« Ma belle-mère a décidé d’aller quand même jusqu’aux portes de l’ambassade. C’était fermé. C’est choquant! », explique Marie-Noëlle Nadeau. « Depuis, il n’y a pas moyen d’avoir de réponses ni par courriel, ni par téléphone, ni en personne ».
C’est donc avec consternation que de nombreux Cubains et leurs familles ont découvert que, si les services consulaires – donc pour les Canadiens – étaient toujours actifs, ceux liés à l’immigration avaient fermé à La Havane.
« Dans mon industrie, c’est une bombe et personne n’en parle », lance la consultante réglementée en immigration canadienne Johanne Boivin Drapeau.
Mme Boivin Drapeau s’occupe de 180 dossiers de parrainage et depuis le 8 mai, elle reçoit 200 courriels par jour et 80 appels. Elle-même a appris la nouvelle comme tout le monde.
Ce sont des personnes qui s’inquiètent de leur dossier ou qui voulaient présenter une demande, inviter leur famille, mais qui ne peuvent plus car, financièrement, ce n’est plus possible. Mes clients sont sous le choc et frustrés.
Tous les dossiers en cours ont été transférés au bureau des visas d’Immigration Canada à Mexico. Plusieurs personnes, dont la consultante, racontent que si elles peuvent envoyer un passeport par une compagnie de courrier à Mexico, le retour du document semble impossible. Un vrai casse-tête.
Coûts financiers multipliés
Si un Cubain veut aller à Mexico, il doit d’abord obtenir un visa. Donc pour tenter d’avoir un visa canadien, il faut d’abord avoir un visa mexicain, puis payer le billet d’avion, l’hébergement…
« C’est presque impossible pour un Cubain d’avoir un visa pour le Mexique, alors comment va-t-on faire les papiers? », s’insurge Yuri Pedraza Gomez, le président de la communauté cubaine du Canada.
Autre solution proposée : aller à Trinité-et-Tobago. Mais là encore, cette solution engendre de grands coûts.
Un de ses clients était à Trinité-et-Tobago en début de semaine pour réaliser ses données biométriques, et a dû dépenser plus de 3000 $ pour ce voyage. « Une fois de retour à Cuba, la demande pour aller faire son examen médical est arrivée, donc il doit retourner à Trinité-et-Tobago : un autre 3000 $. Et si dans quelques mois, il est appelé pour une entrevue, il devra retourner : un autre 3000 $ », raconte la consultante en immigration.
Normalement, traiter un dossier coûte environ 500 $ en frais, mais la somme est passée minimalement à 3000 $, estime Johanne Boivin Drapeau.
De plus, un candidat doit faire une visite médicale. Auparavant, des médecins cubains étaient accrédités pour effectuer les visites médicales, mais ils ne le sont plus. La porte-parole d’Immigration Canada, Béatrice Fénelon, indique dans un courriel que c’est « en raison d’un certain nombre de facteurs ». Elle précise qu’« aucun pays du « Five Eyes » n’a de médecin désigné à Cuba et ne demande à ses candidats d’effectuer des examens médicaux dans des pays voisins comme la Colombie ou la Guyane ».
Des familles angoissées
« Comment je vais faire, mes cartes de crédit sont pleines. Tous ces changements impliquent du stress, de la paperasse, des coûts financiers. Est-ce que je vais devoir vendre mon cheval? », se demande Mélissa Éthier.
Alors qu’elle donne le foin à ses animaux en arrière de sa maison à Mirabel, elle raconte, presque à bout de nerfs, avoir hâte que l’amoureux arrive.
En 2017, elle s’est mariée avec Daniel Jiménez à Cuba et a entamé les papiers administratifs. Tout était bon, la demande de parrainage acceptée le 5 mars et son mari « devait être sur le point d’arriver, mais ce n’est pas ce qui va se passer à cause de la fermeture de la partie immigration à Cuba ». Quand elle a appris la nouvelle, elle s’est « effondrée ».
Mélissa Éthier et Daniel Jiménez ont décidé d’avoir un bébé. La petite Leina Flor est née il y a cinq mois. Les parents s’attendaient à être ensemble à Mirabel au plus tard en septembre. La femme de 38 ans était prête à accoucher sans lui, elle est consciente des procédures et ne veut pas passer outre, mais « il y a procédure et procédure. La donne a changé et elle a changé en maudit! ». Plusieurs époux et épouses de Cubains ressentent la même colère.
Sur l’écran, le visage de son mari apparaît et lui aussi fait part de son incrédulité. « C’est vraiment difficile, car ça affecte mes plans de vie, ça réduit le temps qu’on va passer ensemble. Tout est difficile pour tout le monde! »
Ottawa affirme avoir renforcé les effectifs des bureaux régionaux pour faire face à l’augmentation du travail et assure que les délais de traitement seront les mêmes que ceux habituellement à Mexico. Mais cela n’inclut pas le temps nécessaire pour le transfert de la demande ni celui pris pour faire, hors de Cuba, les visites médicales et les données biométriques.
Outre les coûts financiers multipliés, les Cubains d’origine avancent aussi les dangers de faire voyager leurs proches dans les pays proposés. Selon Yuri Pedraza Gomez, le Mexique, Trinité-et-Tobago ou encore le Panama sont des pays dangereux pour des Cubains, car depuis longtemps beaucoup de « Cubains qui essayaient d’immigrer aux États-Unis en passant de frontière à frontière se déplaçaient avec de gros montants d’argent sur eux.
Et les gens le savent, alors ils ne vont pas faire la différence avec un Cubain qui est juste là pour aller à l’ambassade canadienne. Ils vont essayer de le voler et il va être en danger. On ne veut pas mettre nos familles en danger pour aller chercher un visa ».
Une problématique que vivent actuellement Yoel Diaz Casas et Hélène Tardif. Ils souhaitent que les jumeaux de 17 ans de Yoel s’installent avec eux et leur enfant sur la Rive-Sud de Montréal. Pour cela, les jeunes doivent se rendre en dehors de Cuba pour leurs papiers. Mais le couple ne veut pas envoyer deux adolescents seuls dans un pays qu’ils ne connaissent pas, et où on parle une langue inconnue, juste pour effectuer les données biométriques.
Depuis le 8 mai, Yoel Diaz Casas ne dort quasiment plus et implore Ottawa de laisser ses enfants faire leurs données biométriques à leur arrivée à l’aéroport de Montréal puisqu’ils ont déjà un visa de touriste.
Plusieurs domaines touchés
Cette décision ne touche pas que des familles : le milieu universitaire, du sport, de la culture le sont aussi. Selon le président de la communauté cubaine du Canada, 1200 Cubains viennent chaque année au Canada.
La tournée de l’équipe nationale cubaine de baseball pourrait être compromise, un festival a dû faire pression et payer des billets d’avion afin que ses artistes aillent au Mexique effectuer leurs papiers, des projets culturels se font sans leurs artistes cubains qui n’ont pu venir.
Le projet de rencontre en art actuel Montreal-Habana devait accueillir huit artistes cubains, aucun n’a pu être ici. « Le 8 mai, on a appris la triste nouvelle », explique Ximena Holuigue. Elle a été envoyée en urgence à Cuba pour récupérer les œuvres afin de tenir l’exposition, mais sans les artistes. Les projets de résidence ont été repoussés.
Fondatrice et productrice de Islas qui facilite et organise des échanges culturels entre le Canada et Cuba, Ximena Holuigue dit être au courant de plusieurs projets qui subissent les répercussions de cette décision et s’inquiète pour la suite, car Ottawa n’a pas prévu, pour le moment, de rétablir les services.
« Cela crée des enjeux économiques aussi, car nous fonctionnons beaucoup avec l’appui de plusieurs conseils des arts et nous devons prendre en compte ce facteur dans le cadre de l’invitation d’un Cubain. Il faut voir si le billet d’avion pour le Mexique afin de faire les données biométriques peut toujours entrer dans les frais admissibles. On ne s’attendait pas à ces nouveaux enjeux », explique Ximena Holuigue.
En quête de réponses
Tous ont beaucoup de mal à se satisfaire de la version gouvernementale. Et cela se lit sur les pancartes que brandissent Cubains et familles canadiennes lors d’une manifestation à Montréal.
Comment le Canada, qui a toujours été « un médiateur dans les relations entre les États-Unis et Cuba, qui a toujours appuyé Cuba », a pu prendre cette décision qui est, selon Daniel Jiménez, « un pas en arrière! ».
Surprise, déception. Les artistes ne comprennent pas non plus, explique Ximena Holuigue. « Ils se demandent si cela a un lien avec les pressions politiques actuelles avec le Venezuela, si cela a un lien avec la fameuse attaque sonore […] c’est une mauvaise nouvelle généralisée qui touche beaucoup de familles et d’amitiés établies depuis longtemps ».
La consultante en immigration Johanne Boivin Drapeau essaie d’obtenir des réponses, de trouver un plan B, des dérogations, mais comme elle ne peut s’expliquer cette décision, elle est incapable de le faire à ses clients, ni les rassurer.
C’est comme si mes clients qui sont déjà dans un processus ont signé un contrat avec le gouvernement […] et là tout change, on ne s’excuse pas et c’est comme cela que ça se passe, vous n’avez pas le choix. Dans la tête de mes clients, ça ressemble à une interdiction de territoire!
Yuri Pedraza Gomez ne décolère pas. Il veut « la vérité! ». Et ce qui ne veut pas rentrer dans sa tête, lance-t-il, c’est comment le fils de Pierre-Elliot Trudeau, le plus grand ami de Cuba, « peut tout mettre à terre! ».
Ottawa n’a pas voulu accorder d’entrevue à Radio-Canada sur le sujet et a répondu à quelques questions par courriel.
(ici.radio-canada.ca)